22
Douleur et sacrifice

Mon Cyldias me rejoignit en milieu de matinée, en nage et, à première vue, d’humeur massacrante. Parvenu à ma hauteur, il se contenta de calquer son pas sur le mien sans piper mot. Je choisis d’ignorer son air grognon, peu encline à me chamailler pour ce qui me semblait une broutille.

Deux heures de marche silencieuse n’améliorèrent pas l’humeur d’Alix, au contraire. À moi, elles me permirent de réfléchir sans avoir à entretenir une conversation, ce qui me convenait parfaitement.

— Tu te crois invincible, n’est-ce pas ? me lança-t-il brusquement, avec arrogance.

— Non, répondis-je, étonnée. Ça ne m’a même jamais traversé l’esprit.

Je m’arrêtai pour l’interroger des yeux, mais il passa devant moi sans même un regard. Je lui emboîtai le pas en jurant entre mes dents.

— Alex…, commençai-je, mais son prénom refusa de franchir mes lèvres.

Surprise, J’essayai à trois reprises sans plus de succès.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? grinçai-je, avant de me résoudre à utiliser un « ALIX » aussi peu agréable qu’exaspéré.

À une douzaine de mètres devant moi, l’interpellé s’immobilisa enfin, mais sans se retourner, attendant vraisemblablement que je le rejoigne pour japper :

— N’essaie plus jamais de m’appeler Alexis, Naïla, jamais…

Malgré le ton cassant, je le vis déglutir. Je ne le croyais pas sensible au point de ne pas pouvoir entendre le prénom qu’on lui avait donné à la naissance, même s’il ne l’utilisait que rarement en ma présence. Pourtant, je ne voyais aucune autre explication. Je m’apprêtais à lui demander carrément ce qui se passait quand des plaintes déchirantes nous assourdirent. Je fronçai les sourcils et Alix dégaina. Je pensai qu’avec la magie, ce moyen de défense lui serait inutile, mais peut-être que quelque chose m’échappait. Il s’élança en direction du vacarme qui allait en s’accentuant, moi sur ses talons. Quelques dizaines de mètres plus loin, d’une anfractuosité dans le flanc de la montagne voisine, sortaient en file indienne des gnomes répugnants. Instantanément, je vis rouge et l’envie de les éliminer monta en moi comme une éruption volcanique. Je me fichais bien de savoir qui était réellement responsable du calvaire de ma mère ; à mes yeux, ils étaient tous coupables.

— Ne les tue pas !

L’injonction d’Alix me parvint pile au moment où je lançais un premier sortilège qui faucha cinq de ces horreurs. D’un regard noir, je lui fis comprendre que je n’avais pas l’intention de m’attendrir sur le sort des élémentaux de la terre.

— Il nous faut apprendre pourquoi ils sortent en plein jour alors qu’ils savent que c’est mortel pour eux. Tu les massacreras après si ça te chante !

Dans un profond soupir, je repris le contrôle de moi-même et figeai tous les gnomes présents.

— Tu n’as plus qu’à les interroger.

Je croisai les bras et restai à distance respectable du groupe maîtrisé par mes bons soins, ignorant si je saurais me dominer. Alix ne s’adressa pas immédiatement à eux, détaillant plutôt les corps des gnomes morts par ma faute, mais également ceux ayant trépassé avant notre arrivée. Il ne s’écoula pas plus de cinq minutes dans un silence macabre, mais le malaise qui m’habitait allait grandissant. Non seulement ma haine prenait de l’ampleur, mais je n’aimais pas ce que j’avais constaté, c’est-à-dire que la peau des gnomes était recouverte d’une espèce de carapace semblable à celle des tortues. Je m’approchai du cadavre le plus éloigné, pour ne pas être tentée d’occire les prisonniers, et me penchai pour l’observer de plus près. Ce n’était pas une armure que portaient les petites créatures, mais une nouvelle peau. C’était la nature même de leur constitution qui avait été modifiée, probablement dans l’espoir de faire un retour au grand jour.

— Ou leur sorcière a fait de remarquables progrès en un laps de temps très court ou ces bestioles ont bénéficié d’une aide extérieure particulièrement efficace, remarqua Alix, avant de se tourner vers les corps entravés.

Dans la langue des gnomes, il demanda :

— Pourquoi revenez-vous à la surface ?

Six paires d’yeux le dévisagèrent avec hargne, sans compter ceux que je soupçonnais de se terrer dans la fente noire de la montagne. Mon Cyldias répéta sa question sur un ton un tantinet moins poli où sourdait une pointe d’exaspération légitime. Toujours pas de réponse. Seulement des yeux qui se plissèrent un peu plus de haine.

— Vous ne me laissez pas le choix, annonça Alix, joignant le geste à la parole.

D’un coup, les gnomes récalcitrants retrouvèrent leur mobilité pour mieux se tortiller de douleur, en position fœtale. Deux minutes de ce traitement ne délièrent cependant pas les langues et Alix dut recommencer, en pure perte. Mon Cyldias changea de moyen de torture, mais les résultats furent tout aussi décevants. À bout de patience et craignant que les captifs ne meurent sans nous avoir fourni la moindre explication, Alix se tourna vers moi en jurant.

— Tu as une idée pour contraindre ces imbéciles qui préfèrent crever plutôt que de trahir leur peuple ?

— Tu ne peux pas fouiller leur esprit comme tu l’as fait avec Justin ?

— Peut-être.

D’un geste brutal, Alix plaqua sa main sur le front d’un gnome pantelant de douleur et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, la colère déformait ses traits. Sans un mot, il recommença son manège avec l’élémental suivant et ainsi de suite jusqu’au dernier.

— Tue-les tous.

Je sursautai. Absorbée par ce qu’il faisait, je ne m’attendais pas à ce qu’il m’adresse enfin la parole. Malgré ma hâte de connaître ses conclusions, je m’exécutai sans remords. Je n’étais pas devenue sans-cœur, mais j’avais compris qu’il y avait peu de place pour la pitié dans cet univers.

— Oglore et Phénor ont conclu un pacte avec Saül peu de temps après son accession au pouvoir. En échange de leur allégeance et de leurs connaissances des sous-sols, il leur a offert quelques formules de son cru censées permettre aux gnomes de renouer avec l’air libre et donc de combler leur soif de domination sur les trois autres types d’élémentaux. Les gnomes rencontrés aujourd’hui sont des cobayes ; ils sont venus tester l’une des créations du sorcier, avec plus ou moins de succès comme tu peux le constater.

De la main, il me désigna un cadavre à sa gauche. Le gnome n’avait pas la peau cuirassée de ses compagnons, mais de larges plaies de la même forme que les écailles que j’avais observées chez le gnome plus éloigné, comme si la protection avait adhéré à sa peau pour ensuite s’en détacher dans la douleur. Un autre à sa droite n’avait qu’une fraction du corps bénéficiant de ce recouvrement alors que le reste avait été exposé à la lumière du jour. C’était vraiment très étrange.

— Ça ressemble à ce que Maxandre appelait une formule instable, murmurai-je.

— C’est ce que je pense, approuva Alix. Saül n’a probablement pas pris le temps de l’expérimenter avant de la céder à Oglore. Je doute qu’il le lui ait dit, mais il se peut aussi que cette sorcière ait choisi de perfectionner la technique avec des sujets qui lui sont indifférents.

— Dans quelle mesure les gnomes représentent-ils une menace réelle pour nous ?

J’avais étudié bien des aspects de l’univers de Darius avec l’ancienne Grande Gardienne, mais nous avions eu peu de temps pour approfondir mes connaissances des élémentaux.

— C’est justement la question que nous nous sommes toujours posée, Naïla. Ils ont la réputation d’être idiots, mais comme Madox te l’a sûrement expliqué, l’âge de Phénor contredit cette affirmation. Pour conclure des ententes avec les ennemis de la Terre des Anciens, il faut tout de même un minimum d’intelligence et de doigté. Ou les conseils avisés d’un être plus doué que soi… termina Alix, songeur.

— Je ne sais pas si quelqu’un les conseille, mais je trouve plus dangereux de ne pas connaître la nature des coups bas qu’ils nous réservent que de savoir ce qui nous attend. Au moins, dans le second cas, on peut avoir un minimum de préparation alors que maintenant…

De nouvelles séries de plaintes nous parvinrent soudain, interrompant nos réflexions. D’un même mouvement, nous nous tournâmes vers la faille et usâmes de magie pour en extirper l’origine des lamentations. Nous protégeâmes sept nouveaux gnomes des méfaits du soleil afin de les examiner de plus près. Nous ne pûmes cependant obtenir un quelconque résultat puisqu’ils moururent tous dans les minutes qui suivirent.

— Ils n’ont pas la même protection que les précédents. C’est semblable, à la différence près que c’est le principe d’une armure. Les écailles se sont formées par-dessus le corps, tout en laissant un espace entre les deux.

— Probablement à cause de leur âge, remarquai-je.

— Qu’est-ce que tu racontes ? s’étonna Alix. Je ne vois pas ce que leur âge vient faire là-dedans !

— Et moi, je te dis que ç’a de l’importance, insistai-je. Ces gnomes n’ont pas le moindre cheveu gris et la peau sous la cuirasse qui s’effrite est beaucoup plus claire que celle de leurs congénères. C’est un sortilège discriminatoire…

— Un quoi ? demanda Alix, franchement perplexe.

— Un sortilège discriminatoire, répétai-je, sourire en coin, avant de lui expliquer ce que cela signifiait.

— Tu veux dire qu’il fonctionne différemment selon l’âge de celui qui est visé ? résuma mon Cyldias quelques minutes plus tard.

— Exactement ! Tu n’as jamais observé quelque chose du genre avant aujourd’hui ?

Il hocha négativement la tête.

— C’est bien la première fois que j’entends parler d’une telle possibilité. Par contre, dans certains domaines de la magie, ce pourrait être un moyen de défense ou d’élimination extrêmement efficace. Ce qui n’est pas une bonne nouvelle par rapport à la situation de notre univers. Surtout s’il est entre de mauvaises mains…

J’approuvai. Cette innovation risquait de jouer contre nous, à moins que :

— Tu ne crois pas que Wandéline et Foch pourraient tirer partie de cette révélation ?

— Pas s’ils ignorent la formule. Et quand bien même ils l’auraient, ce ne serait que pour une méthode de protection rien de plus. Je suis loin d’être un expert en potion, mais j’en sais assez pour affirmer qu’il faut des années d’expérience pour inventer des formules aux effets si spectaculaires. Ou un don hors du commun, ce qui est plutôt rare. De plus, ça nécessite de longs mois, voire des années de recherches, ce que nous ne pouvons nous permettre, à moins d’utiliser une cellule temporelle. De toute façon, j’ai l’intention de parler de notre expérience de ce matin avec Foch dès que j’en aurai l’occasion ; on verra bien ce qu’il en dira.

 

* *

*

 

Le lendemain, en fin d’avant-midi, nous arrivâmes en vue du Plateau des Sacrifiées, après une nuit peuplée de cauchemars et un avant-midi quasi silencieux, à l’image de la veille. Les Chinorks avaient éliminé les cadavres des gnomes, puis ils avaient fait disparaître l’anfractuosité. Ils nous suivaient maintenant, un peu en retrait, percevant probablement la tension entre nous. Je n’avais pas osé ramener le sujet de discussion qui nous occupait avant la découverte des gnomes, mais j’avais l’impression que l’événement flottait toujours et perturbait notre relation.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Yodlas, me tirant brusquement de mes pensées et me bousculant sans ménagement au passage.

Un simple coup d’œil me renseigna aussitôt : un corps gisait sur la pierre servant autrefois aux sacrifices humains. Je m’approchai sans hâte, craignant de tomber sur un spectacle similaire à celui que nous avions eu sur Bronan, Alix et moi. Dès que je fus suffisamment près pour distinguer les traits de la malheureuse créature assassinée, une série d’images virent le jour dans mon esprit, m’obligeant à revivre les dernières minutes de sa vie. Je laissai échapper un cri de surprise, incapable de freiner le diaporama qui défilait.

 

Elle était arrivée un peu avant l’aube, la veille, par les sous-sols de la montagne. Oglore contrôlait sa volonté, mais pas ses pensées, et l’obligeait à avancer pieds nus et pratiquement sans vêtement alors que le froid était mordant. Elle titubait, se reprenant souvent au dernier moment pour ne pas tomber sur les pierres parfois effilées du sentier qu’elle suivait. Sur son corps meurtri par une captivité trop longue, des plaies suintaient alors que d’autres gouttaient, laissant une trace sanglante de leur passage. Des larmes roulaient en continu sur ses joues, témoins silencieux de la souffrance et de la doukur. Pourtant, pas un son, pas même le plus petit gémissement ne vint troubler le silence de ce matin fatidique, comme si elle avait depuis longtemps accepté le sort que lui réservait la cruelle sorcière des gnomes.

Il ne fallut pas plus d’une quinzaine de minutes de marche pour qu’Oglore et sa proie parviennent jusqu’au Plateau des Sacrifiées. En entrant dans l’espace au passé troublant, la victime s’arrêta un bref instant, peut-être pour s’imprégner de l’atmosphère, sûrement pour dire adieu à cette vie qui lui avait seulement pris et tout refusé, puis elle s’avança pour subir l’ultime outrage : la mort imposée. Derrière elle, Oglore ricana, la poussant sans ménagement pour qu’elle aille plus vite. La sorcière, entièrement couverte pour ne pas subir le courroux du soleil, avait hâte d’en finir et de regagner ses souterrains protecteurs. Elle détestait sortir au grand jour, se sentant trop vulnérable par rapport aux transformations génétiques subies par son peuple. Elle craignait également l’aspect sacré de cette montagne, la présence de ses gardiens – bien qu’elle sache depuis longtemps comment les déjouer – et l’infime possibilité qu’elle croise une Fille de Lune capable de mettre un terme à son existence alors qu’elle avait encore tant à accomplir.

D’un geste brusque, elle arracha la pièce de tissu recouvrant le bas du corps de sa victime et esquissa un sourire mauvais. La maigreur extrême de la prisonnière aurait fait frissonner même les plus endurcis, mais ne fit même pas sourciller Oglore. Que représentait pour elle une simple vie alors qu’elle en avait tant détruit à travers des siècles de guerres ? Rien, sinon la possibilité d’améliorer le sort des siens et de faire un nouveau pas vers une domination des gnomes sur l’ensemble des élémentaux.

Oglore obligea sa victime à s’allonger sur la pierre glaciale, face contre terre. Elle lui lia les mains et les pieds après avoir imposé à ses membres une torsion douloureuse : C’était une méthode de préparation aux sacrifices reconnue qui, si l’on pouvait faire plus d’une torsade sans que les membres se brisent, accordait une double faveur au sacrificateur. Dans le regard mauvais d’Oglore, brillait la satisfaction d’avoir réussi à tresser les bras à presque trois reprises. Les pleurs de la malheureuse redoublèrent, sans rompre pour autant ce silence épouvantable qui leur donnait tant de poids. La sorcière enduisit le corps d’une épaisse couche de pâte orangée, qu’elle saupoudra ensuite d’une fine substance grisâtre. Finalement, elle attrapa les longs cheveux de sa victime pour les tirer vers l’arrière, dégageant le cou, qu’elle trancha d’un geste vif et précis, témoignant d’une longue habitude, au moment même où le soleil nimbait l’horizon de ses premiers rayons. Tout en psalmodiant, Oglore recueillit le liquide ambré qui s’écoula des veines de l’huldre agonisante. Puis elle adressa ses demandes aux divinités, dans leur ordre d’importance. Elle coupa finalement l’appendice incongru que l’hybride trimballait depuis sa naissance. Cette queue si rare révélait ses vertus uniquement à la suite d’une mort violente. Sans un regard en arrière, Oglore quitta les lieux avant même le dernier souffle de sa victime, qui montrait une étonnante résistance.

Quand j’ouvris les yeux, mes joues étaient mouillées de larmes. J’avais le cœur au bord des lèvres. Cette incursion dans le passé, mais surtout dans la tête d’Oglore, avait été plus que pénible. Alix, dont un bras entourait mes épaules sans que je m’en sois rendu compte, me murmura de respirer profondément pour me calmer avant de raconter ce qui venait de se passer. Je refusai cependant de trop attendre pour me délivrer de cette vision cauchemardesque ; je la relatai en contrôlant difficilement mes émotions. Tous m'écoutèrent avec la plus grande attention. Quand j’eus terminé, je demandai à Yodlas :

— Pourquoi ai-je revécu la scène ?

— Parce que tu es la Grande Gardienne et que cet endroit est directement relié à toi. Tu ne peux prédire les événements, ni les empêcher, mais tu as le don de les revivre pour permettre de les comprendre et d’en tirer des leçons.

— Ça aurait été beaucoup plus pratique si j’avais pu avoir une quelconque influence sur le sort de cette malheureuse, crachai-je de dépit.

Cette impuissance me rendait folle.

— Il fut un temps où la Grande Gardienne pouvait voir certains passages de l’avenir et interférer, mais il y a bien longtemps que ce don n’est plus, remplacé par ce que tu viens de vivre. C’est probablement parce que le nombre de Filles de Lune n’est plus suffisamment élevé, donc leur puissance conjuguée est moins efficace.

— Triste constat que d’en être réduite à vivre la douleur d’une autre tout en étant dans l’impossibilité de la soulager, répliquai-je, amère.

Yodlas s’inclina légèrement en signe d’assentiment avant de poursuivre :

— C’est quand même préférable à une totale ignorance.

— N’es-tu pas censé être mis au courant de chaque intrusion sur la Montagne aux Sacrifices, Yodlas ? s’informa Alix.

Nouvel hochement de torse, puis le chef des Chinorks afficha une mine songeuse.

— C’est l’arrivée sur les pourtours de la montagne qui nous alerte puisqu’on ne peut y accéder magiquement.

Si Oglore et l’huldre ont cheminé par les souterrains, il est logique que je n’en aie rien su.

— Solianne avait raison, remarqua Alix, s’adressant d’abord à moi. Certains représentants des huldres ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Bien que ses traits portent les stigmates de l’âge, je ne crois pas que cette femme soit beaucoup plus vieille que nous. Je soupçonne l’emprisonnement d’être responsable de ce vieillissement prématuré. Qu’est-ce que la sorcière a demandé aux dieux en échange de cette vie ?

— Pour ce que j’en ai compris, trois choses, répondis-je. Mais je serais bien embêtée de t’en donner la signification exacte.

— Essaie toujours.

— Elle a d’abord dit qu’elle souhaitait la fin du règne des salamandres sur la partie « ambivalente » des éléments.

— Logique, affirma Alix.

— En effet, renchérit Yodlas. Espérons qu’elle lui sera refusée.

— Ce n’est pas pour rien que c’est la première demande qu’elle a formulée, Yodlas. Elle sait qu’elle lui sera certainement accordée !

— Ce qui risque de nous apporter rapidement son lot d’ennuis. Au moins, sans les…

— Ça vous ennuierait de m’expliquer ? les interrompis-je, exaspérée.

Je ne comprenais rien à leur échange et ça m’énervait royalement.

— Depuis toujours, une partie des éléments a un statut mal défini et peut donc appartenir à plus d’un peuple d’élémentaux. Comme les salamandres sont plus futées que les gnomes et savent mieux gérer leurs avoirs, elles ont hérité, loyalement ou non, de tout ce qui portait un peu à confusion, comme les montagnes volcaniques et les sites frappés par la foudre. Les salamandres régnant sur le feu, elles ont refusé aux gnomes l’accès des sous-sols de ces monts, de même que les richesses qu’ils recelaient, sous prétexte que la lave était difficilement contrôlable et que les pauvres gnomes pourraient en mourir. Même chose pour les terres où la foudre a sévi. Quiconque connaît la magie ou la sorcellerie sait que la foudre change la composition première du sol et lui confère certaines particularités qu’il est impossible de reproduire par le biais d’un sortilège ou d’une potion. Donc, tout ce qui y pousse ou y vit ensuite a une valeur extraordinaire sur le marché des ingrédients. Les salamandres ont argumenté que le sol avait été modifié grâce à la foudre et que ce qui en découlait leur appartenait donc.

— Si Oglore cherche à reprendre le contrôle, je parierais que c’est parce que Saül lui a remis des formules qui ne peuvent fonctionner sans les précieux ingrédients que surveillent les salamandres.

— Et comment saura-t-elle si elle a été exaucée ? demandai-je, perplexe.

Je comprenais la demande, mais je doutais de la possibilité d’une réponse affirmative, ce scepticisme résultant probablement de mon ancienne vie.

— Pour quelqu’un qui a bénéficié plus d’une fois des grâces d’Alana, il me semble que c’est une bien drôle de question, observa Alix avec justesse.

Je n’avais pas vu ça sous cet angle. Devant le sourire narquois de mon Cyldias, je levai les yeux au ciel avant de poursuivre :

— Il vaut donc mieux que je passe à la deuxième demande. Oglore veut la réouverture d’un passage, mais je n’ai pas la moindre idée duquel.

— Celui de Morteterre ! s’exclamèrent Yodlas et Alix en même temps, ce qui me fit sourciller.

— C’est une voie souterraine fermée par Cardine, Grande Gardienne à l’époque de Mévérick, m’expliqua Yodlas. Elle permet d’atteindre les sous-sols de chacun des mondes parallèles à la Terre des Anciens, mais les voyageurs qui l’empruntent sont incapables de sortir à la surface ; ils doivent se contenter de ce qu’il y a sous terre ce qui, dans le cas des gnomes, n’est pas une défaite, mais une grande victoire.

— Le sol des mondes parallèles regorge de richesses impossibles à dénicher ici. La nouvelle alliance d’Oglore avec Saül lui a fort bien servi. Je me demande si…

Pour ma part, je n’écoutais plus, trop absorbée par ce qu’impliquait la dernière exigence de la sorcière. J’ignorais quelles étaient les chances de cette harpie de voir s’exaucer ses trois vœux, mais je priais pour que, quoi qu’il arrive, ça n’aille jamais plus loin que les deux premiers. Je ne pouvais imaginer ma réaction et celle de ma mère si les dieux étaient assez stupides pour…

— Et le troisième ?

Alix me tira de ma réflexion, mais je fis celle qui n’avait pas entendu, fixant au loin un point sans le moindre intérêt.

Je craignais que le simple fait d’énoncer la requête n’enclenche le processus de réalisation.

— Naïla, insista mon Cyldias en fronçant les sourcils.

Je passai une langue nerveuse sur mes lèvres, mais restai dans l’incapacité de formuler une phrase qui me donnerait l’impression de condamner mon frère.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Son regard bicolore se vissa au mien, qui se noya bientôt. Je me sentais ridicule, mais je n’y pouvais rien. Stupidement, je m’effondrai dans les bras d’Alix en murmurant :

— Elle a exigé la mort de Madox dans d’atroces souffrances en réparation de la perte de Daméril et de Dasca, de la fuite de Laédia et pour la vengeance du crime de Mathéo. J’ignore à peu près tout de ces trois choses, mais je sais par contre que je ne veux pas voir mourir mon seul frère.

La chair de poule hérissait ma peau et je n’avais qu’une envie : prévenir Madox de ce que cette sorcière manigançait. Le rationnel m’avait désertée pour faire place à une peur viscérale que je m’expliquais mal. Yodlas, qui ne comprenait pas vraiment plus que moi la dernière volonté d’Oglore, demanda timidement des précisions.

— Le frère de Naïla traîne sans le vouloir une double dette envers les gnomes. Du moins, c’est comme ça que le voient Oglore et Phénor. Mais si vous voulez mon avis, ce sont davantage des raisons pour se débarrasser d’un Déüs qui risque de devenir dangereux. Le premier crime supposé remonte à quelque cent cinquante ans, alors que le fils de Phénor de même que la fille d’Oglore avaient décidé de suivre un nouvel apprenti sorcier qui leur avait promis mer et monde s’ils l’accompagnaient dans sa quête des trônes mythiques. En fait, il avait besoin de leurs services pour éviter les multiples embûches et les innombrables créatures sur son chemin en passant par les sous-sols des Terres Intérieures. Jusqu’à ce jour, les gnomes avaient toujours refusé d’ouvrir leurs galeries souterraines aux prétendants aux trônes – et ils étaient légion. Ce sorcier était le premier qui réussissait à convaincre des membres de cette communauté de le laisser parcourir le même chemin qu’eux. Pour ce faire, il avait refusé de s’adjoindre une armée humaine et était parti à la conquête seul avec les deux imbéciles qui l’ont cru : Daméril et Dasca. Malheureusement pour eux, le sorcier supportait mal les longues semaines dans les souterrains et devait souvent respirer à l’air libre. C’est au cours d’une de ces sorties qu’il a croisé Hyriel, l’ancêtre de Thanis, le père de Madox. Protecteur de la Terre des Anciens depuis plus d’un siècle, l’Être d’Exception était particulièrement doué pour repérer les traîtres et les sorciers en quête de gloire. Il s’est empressé de capturer celui qui accompagnait les gnomes. Il a ensuite effectué un repérage dans les souterrains d’où avait émergé le sorcier et il a décelé Daméril et Dasca. Convaincu que ce ne pouvait être des élémentaux de la terre qui se dissimulaient ainsi puisque ceux-ci ne collaboraient jamais de cette façon avec les sorciers, il les a magiquement obligés à sortir de leur cachette. Déjà, à cette époque, les gnomes s’étaient suffisamment transformés pour ne plus supporter les rayons solaires ; ils sont morts avant même qu’Hyriel puisse faire quoi que ce soit.

— Dans ce cas, pourquoi Madox est-il responsable ? m’enquis-je, confuse.

Je ne voyais pas ce que mon frère avait à se reprocher concernant des événements datant de bien avant sa naissance.

— Les lois régissant les alliances entre les peuples de notre monde sont claires, mais certains les interprètent à leur avantage, comme dans le cas présent. En fait, il est dit que les descendants d’un être qui a commis une faute impardonnable envers un membre d’une communauté différente de la sienne, et qui n’a pu la réparer avant sa mort, se voient remettre le fardeau d’expier. Peu importe que cet être soit sur la Terre des Anciens ou dans l’un des mondes parallèles au moment des faits. Donc, de ce point de vue, Madox est responsable de la mort de Daméril et de Dasca puisque Hyriel est mort en refusant catégoriquement de demander pardon à Phénor et à Oglore, prétextant que les deux gnomes étaient des adultes qui savaient parfaitement à quoi ils s’exposaient en aidant un sorcier à atteindre le trône d’Ulphydius.

— Bon. Et Mathéo, c’est qui ?

— Le grand-père de Madox. Sa faute est très différente de celle d’Hyriel, et surtout sans perte de vie, mais les gnomes ont jugé qu’une deuxième offense, alors que la première n’avait pas encore été pardonnée, c’était trop. Ils lui accordent donc autant d’importance qu’à la première, parfois même davantage considérant que Mathéo s’était présenté chez les élémentaux comme un ami et qu’il les a supposément trahis. Lui seul sait comment il a réussi à gagner la confiance de Phénor et d’Oglore, mais le fait est qu’il a négocié directement avec eux, au nom des humains, pendant plus de vingt-cinq ans. Au fil du temps, il avait tissé des liens solides et forgé de grandes amitiés, ce qui l’a finalement conduit à aider un couple de gnomes, jugés par leurs contemporains et condamnés à mort, à s’enfuir par une nuit de pleine lune. Mathéo ne les croyait pas coupables et il refusait de les abandonner à leur triste sort. Chez les élémentaux de la terre, la croyance veut qu’une peine de mort non exécutée attire le malheur sur la communauté pendant de nombreuses années, d’où la certitude que les revers subis dans les dernières décennies sont directement liés à ces deux vies qui se sont poursuivies impunément.

— Tu crois que mon frère risque réellement de mourir ? demandai-je d’une voix incertaine.

Alix hocha la tête, mais une moue dubitative pinçait néanmoins ses lèvres.

— Je veux bien accepter que des divinités agissent sur l’avenir de la Terre des Anciens à la suite d’un sacrifice, surtout celui d’une huldre, mais je ne crois pas que cela aille jusqu’à trois faveurs acceptées. Ce sera déjà exceptionnel si deux de ces demandes reçoivent l’aval des dieux. Ces derniers ne sont pas stupides, ils savent que ce qu’ils accordent a une influence directe sur les années à venir et je doute qu’ils prennent de tels risques compte tenu de l’intelligence limitée des gnomes.

— Justement, c’est bien ce qui me terrifie, ces dieux qui ne sont pas stupides ! m’emportai-je. Ils pourraient bien avoir envie d’inverser l’ordre des demandes d’Oglore, pour lui donner l’illusion d’avoir gagné. Dans ce cas, c’est Madox qui en paierait le prix.

La surprise d’Alix montra ce qu’il n’avait pas pensé à cette option dérangeante…

 

Quête d'éternité
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